Veiller sur le territoire
Le soleil matinal se lève sur la ville d’Ottawa lorsque l’aîné algonquin Peter Decontie allume un feu. L'odeur de la fumée de bois et du tabac remplit l'air frais automnal. La foule, près de 200 personnes, s’approche pour entendre sa prière. Ces gens sont venus de partout au pays pour assister au Rassemblement national des gardiens autochtones. Près de la rivière, ils participent à une cérémonie de l'eau dirigée par l’aînée Josée Whiteduck, de la Première Nation de Kitigan Zibi. Ils se retrouvent ensuite au cœur de la capitale – à Victoria, sur l’île de Vancouver – où les aînés leur parlent de la force du lien qui unit les Autochtones à la terre.
« Le territoire peut guérir, affirme Dave Courchene Jr., de la Première Nation Sagkeeng au Manitoba. Si nous honorons les lois de la nature, de la terre, des eaux et des animaux, nous serons en bonne santé... les gardiens sont des chefs de file et des pionniers à cet égard. Nous disposons des connaissances et du savoir-faire nécessaires pour veiller sur le territoire. »
Cette conférence de trois jours a confirmé le rôle des gardiens dans la protection du territoire. Ce rassemblement, organisé par l’Initiative de leadership autochtone en collaboration avec Tides Canada et TNC Canada, a bénéficié du soutien des Pew Charitable Trusts, de Ducks Unlimited Canada, de la Campagne internationale pour la conservation boréale, des Canadiens pour un nouveau partenariat et d'autres alliés.
Cet événement accueille des gardiens provenant de tout le pays – des rives du fleuve Mackenzie dans les Territoires du Nord-Ouest jusqu’à la côte atlantique de Terre-Neuve-et-Labrador. Parmi eux, on compte des jeunes, des grands-mères, des grands-pères et des leaders des communautés. Certains participent aux programmes des gardiens depuis des décennies alors que d’autres s’y sont ralliés il y a moins d’un an. Mais tous affichent un sens aigu des responsabilités envers le territoire.
Ces gardiens sont en quelque sorte les « yeux et les oreilles des communautés sur le territoire ». Ils puisent dans les systèmes de connaissances autochtones et dans la science occidentale et patrouillent dans les aires protégées, étudient la faune, conçoivent des plans d’aménagement du territoire, surveillent les activités d’exploitation des ressources, luttent contre les changements climatiques et travaillent à rétablir les forêts, les cours d'eau et d’autres parties du territoire. Ce faisant, ils soutiennent les communautés dans l’affirmation de leur nationalité autochtone. Ils aident aussi les jeunes Autochtones à établir des liens avec les aînés, avec le territoire et avec leur culture.
Notre présence sur le territoire
À l’occasion du panel d’ouverture du Rassemblement, l’ancien président de la nation haïda, Miles Richardson, explique l’importance de la gestion du territoire dans l’établissement de relations de nation à nation. « Les gardiens haïdas ont grandi au cours des années 1970 et 1980, une période où nous avons pris conscience que notre avenir n’était pas tributaire des décisions venant de Victoria ou d’Ottawa et que nous devions renouer avec nos propres traditions... Pendant 15 000 ans, mes ancêtres ont eu le courage d’observer les arbres, les oiseaux, les animaux et d’en tirer des enseignements. C'est pour moi une source de fierté », précise-t-il.
Aujourd’hui, les gardiens haïdas patrouillent sur la côte, surveillent les activités de pêche et veillent à la conservation des sites culturels. « Nous assurons une présence soutenue sur le territoire, affirme Brad Setso, gestionnaire du programme des Pêches de la nation haïda. La population nous voit sur le territoire, vêtus d’un uniforme. C'est très important. Les Autochtones et les non-Autochtones peuvent désormais s’adresser à nous et signaler des problèmes. Tout comme Pêches et Océans Canada. » En raison de leur gestion professionnelle des terres et des eaux, les gardiens haïdas sont très respectés. Leur travail a permis à la nation haïda de définir ses propres orientations en matière de tourisme, d’aires protégées et le développement économique.
Le savoir et la recherche autochtones
De nombreux gardiens ont souligné l’importance pour les communautés autochtones de produire leurs propres connaissances traditionnelles et scientifiques. Ils prennent souvent l'initiative et recueillent auprès des gardiens du savoir une foule de connaissances sur les territoires de chasse, la migration des saumons, ou encore les répercussions de l’exploitation forestière. « Faire ses propres recherches change la donne, affirme Bruce Maclean, consultant pour la Première Nation crie Mikisew. On dispose de nos propres données lors des discussions. » Les communautés s’appuient ensuite sur cette recherche pour prendre des décisions.
Tout au long de l'événement – lors des panels, des ateliers de thé et de pain banique ou lors de conversations plus informelles – les gardiens ont cherché à apprendre les uns des autres. Certains gardiens ont échangé sur les méthodes de surveillance des activités d’exploitation minière employées par les Innus au Labrador et celles des Tlingit de Taku River, en Colombie-Britannique. D’autres ont parlé de la façon dont ils veillent sur des espèces animales essentielles à leur région et à leurs cultures, qu’il s’agisse de l’orignal, du caribou ou du saumon. Plusieurs gardiens ont aussi évoqué le nombre important de demandes de subvention à présenter et la difficulté de bénéficier d’un financement stable.
Le leadership des jeunes sur le territoire
Ce rassemblement a réuni des gardiens de tous âges, y compris Captain Gold, le premier gardien moderne qui a contribué à la création du réseau des gardiens haïdas dans les années 1970. La présence de nombreux jeunes témoigne de l’attrait qu’exercent sur eux ces programmes qui offrent une expérience de travail intéressante et une formation professionnelle ancrée dans la culture traditionnelle. « Sans les paroles et les conseils des aînés, je ne serais pas ici, affirme Gloria Enzoe, la jeune fondatrice du programme des gardiens dénés Ni Hat'ni de Lutsel K'e. Je suis une racine qui a poussé pour devenir un arbre et mes branches transmettent aux autres mon savoir. »
Lors d’une séance plénière, Dahti Tsetso, membre des Premières Nations du Dehcho, a relaté sa rencontre avec un ranger autochtone de l’Australie, un pays qui fournit un financement fédéral pour des programmes semblables à ceux des gardiens autochtones. Ce jeune homme a confié qu’il rêvait de devenir un ranger depuis qu’il était tout petit. « J’aimerais que mon garçon de huit ans rêve lui aussi de devenir gardien » a-t-il dit aux participants. Il aide aujourd'hui les K’eodhi du Dehcho à créer leur propre programme visant à enseigner aux jeunes à veiller sur le territoire à la façon des Dénés.
Une source d’inspiration et de responsabilisation
Ce sentiment d'espoir et de possibilités s'est propagé dans toute l'assemblée. Un dynamisme se dégage des échanges entre des gens dont le travail permet l’affirmation de leur communauté et la valorisation de la responsabilité culturelle. Les gardiens sont animés par leur amour du territoire et par la fierté de ce qu'ils sont. Ils sont une source d’inspiration pour les gens autour d'eux.
Lors d'une soirée au Centre Wabano pour la santé des Autochtones, Mary Simon, représentante spéciale du ministre des Affaires autochtones et du Nord sur les enjeux relatifs à l’Arctique, a rendu hommage au travail des gardiens. De son côté, le scientifique et leader environnemental David Suzuki a déclaré que les gardiens étaient « un cadeau pour le Canada ». Pour clôturer la soirée, des jeunes de Grassy Narrows ont interprété la chanson « Home to Me », entonnant « This is a place where we love the land. Let’s work to show our pride. [C’est un endroit où nous aimons le territoire. Affirmons notre fierté.] »
Le mouvement en faveur d’un Réseau national des gardiens autochtones
L’Initiative de leadership autochtone et ses alliés permettent aux communautés et aux gardiens de manifester leur amour du territoire. Lors du dernier jour de l'événement, les conseillers principaux de l’ILA Ovide Mercredi, Stephen Kakfwi, Bev Sellars, Miles Richardson et Dave Porter ont présenté une proposition prévoyant la création d’un Réseau national des gardiens autochtones financé par le gouvernement fédéral. Le réseau s'appuiera sur les réussites des programmes des gardiens existants et prendra de l’ampleur au fil du temps, notamment par l’ajout de 200 programmes des gardiens. Il proposera des formations et assurera un financement de base stable à ces programmes, mettant fin à leur dépendance envers les subventions et à l’incertitude qui en découle.
Être gardien, c’est « beaucoup plus qu’un simple travail, affirme Ovide Mercredi, ancien chef national de l'Assemblée des Premières Nations. « Les gardiens forment un mouvement qui nous permettra de retrouver notre dignité humaine et de former la prochaine génération de leaders. Un mouvement fondé sur la tolérance et la compréhension, sur l’honnêteté et le respect. Un mouvement grâce auquel les aînés auront l’esprit tranquille. Un mouvement où même les saumons vivront sereinement et les populations d’orignaux se rétabliront. »